Présentation

Présentation

Le modèle biologique d’histoire de vie ou « life history » est très particulier dans l’espèce humaine. Il se caractérise notamment par une longue période de développement intégrant une période intermédiaire entre l’enfant et l’adulte (adolescence) et un gros cerveau relativement à la masse corporelle adulte. Le cerveau humain est doté d’un « câblage neuronal » complexe dont la mise en place prend une dizaine d’années. Ce câblage du cerveau humain, lié au rythme particulier du développement cérébral, est à l’origine des capacités cognitives humaines. Contrairement aux autres Primates qui sont des mammifères précociels, le développement humain est de type altriciel (dit secondaire), car le bébé humain nait avec un petit cerveau, relativement à sa taille adulte, et ce cerveau met longtemps à atteindre le stade adulte de maturation (environ le quart de la longévité moyenne de l’individu). Pendant une grande partie de son développement, l’enfant humain est, du fait de l’altricialité de son espèce, particulièrement vulnérable et dépendant de ses parents et des adultes de son groupe familial et social.

Les sociétés humaines ont donc dû intégrer dans leur fonctionnement cette longue période d’immaturité biologique, unique par sa durée au sein des autres espèces de primates dits supérieurs (Hominidae) vivants en sociétés (orang-outans, chimpanzés, gorilles). Le développement de comportements altruistes aux échelles parentale, familiale et sociale, déjà identifiés chez certains mammifères, dont les grands singes (e.g. Boesch et al. 2010) a dû accompagner la mise en place de l’altricialité dans l’espèce humaine. Ce caractère biologique a été acquis relativement tardivement au cours de son évolution, puisqu’il n’était pas encore présent chez les anciens représentant de l’espèce erectus, alors qu’il est parfaitement démontré chez les Néandertaliens (Coqueugniot et al. 2004). La généralisation de ces comportements sociaux d’entraide devient évidente dans les périodes récentes de la Préhistoire avec les témoignages archéologiques de l’explosion démographique des sociétés humaines sans comparaison avec les sociétés de primates hominidés, vivants en petits groupes de quelques dizaines d’individus. 

A partir de quel moment de l’évolution humaine ces comportements d’entraide se sont-ils mis en place ? Stephen Jay Gould (1988) questionne les spécialistes de l’évolution humaine: Pourquoi sommes-nous tant surpris et satisfaits chaque fois que nous trouvons un nouvel exemple de cognition ou de compassion préhistorique chez les premiers membres de notre propre espèce... ? Que peut-on apprendre de la compassion à partir de l’étude des ossements et des artéfacts ? Cette question fait toujours l’objet de vifs débats dans la communauté des paléoanthropologues à chaque découverte de possibles témoignages fossiles. Certains spécialistes, comme Dettwyler (1991), dénoncent une trop forte subjectivité dans la reconstruction que les anthropologues font des comportements humains au sein des sociétés préhistoriques ; ils contestent le lien entre des traces de dépendance (handicap, notamment) et l’existence de comportements d’entraide, altruistes ou compassionnels au Paléolithique ; d’autres comme Thorpe (2016) trouvent regrettables d’écarter de la paléoanthropologie cette question fondamentale des origines de l’entraide et de la solidarité dans l’espèce humaine.

L’étude de l’évolution des comportements au cours des processus d’hominisation doit mobiliser d’autres disciplines, parmi lesquelles l’éthologie, la psychologie comparative et la sociologie. Anthropologie et sociologie ont théorisé la question du « lien social », de l’entraide ou de la solidarité (Durkheim 1893 ; Paugam 2008) et ont souvent mis au centre des sociétés humaines la question de l’échange (des biens, des services et des femmes) (Lévi-Strauss 1949), du don et du contre-don (Mauss 1924), du désintéressement, du sacrifice ou du don de soi caractérisant les relations intrafamiliales, et notamment les rapports parents-enfants, mais aussi les relations amoureuses (Bourdieu 1998). Dans la partie la plus anthropologique de son œuvre, Darwin (1871) a aussi insisté sur le rôle des « instincts sociaux » dans l’espèce humaine et sur ses capacités à lutter par des lois et des institutions spécifiques contre les « processus de l’élimination » des plus faibles (handicapés, fous, malades, pauvres…). La sociologie a par ailleurs souvent souligné l’importance fondamentale de la longue dépendance du petit d’homme dans la compréhension des puissants déterminismes culturels qui pèsent dès les premiers mois de la vie de l’enfant humain (Lahire 2019), sans toutefois relever le fait, pourtant tout aussi important, du nécessaire renforcement des liens de solidarité et d’entraide corrélatif de cette situation d’altricialité secondaire et de longue dépendance. Contrairement aux autres espèces animales, le bébé humain est un très grand prématuré social qui doit sa survie et son développement psychomoteur comme psycho-cognitif aux processus d’étayage (au sens de guidage) (Bruner 1991) des adultes porteurs de la culture nécessaire à sa survie dans un groupe social et dans un environnement donnés.

Nous devons au psychologue expérimental et psychanalyste John Bowlby (2002) l’étude précise, de ce qu’il a appelé la « relation d’attachement » entre la mère (ou un substitut de la mère) et l’enfant, avec tous les comportements innés facilitant le lien entre les partenaires de l’interaction (mimétisme facial, sourires, cris, pleurs et, bien sûr, très rapidement, langage). La démarche de Bowlby présente un intérêt tout particulier, de notre point de vue, à savoir celui de situer la relation mère-enfant propre à l’espèce humaine, dans l’histoire des relations mères-enfants chez l’ensemble des mammifères (et pas seulement des primates). Les travaux du psychologue cognitiviste étatsunien Michael Tomasello (2015), qui compare les propriétés cognitives des bébés humains et des bébés d’autres espèces de primates, montrent qu’avec leur capacité d’attention et d’action conjointes et leur capacité langagière, les humains se distinguent des autres animaux non seulement par leur forte capacité de communication, d’imitation et d’apprentissage, qui déterminent leur exceptionnelle capacité à cumuler, génération après génération, les acquis culturels les plus sophistiqués, mais aussi par leur forte propension à coopérer et à s’entraider en cas de difficulté.

Nous avons pour ambition d'oeuvrer à resserrer les liens entre paléoanthropologie et sciences humaines et sociales, en commençant à établir des ponts entre des connaissances (des théories et des faits scientifiquement établis) qui, d’ordinaire, ne communiquent pas entre elles. Les sciences humaines et sociales, et tout particulièrement la sociologie qui est sans doute, de par son histoire, la science sociale la mieux placée pour construire un cadre théorique générale utile à toutes les sciences sociales particulières (cf. Testart 2021), souffrent néanmoins de deux carences majeures : 1) la rupture historique avec les acquis de la biologie évolutionniste et de l’éthologie (ou de l’écologie comportementale), qui l’empêche de réinscrire les comportements humains dans une histoire de très longue durée des sociétés animales non humaines, et 2) le présentisme des chercheurs qui travaillent essentiellement sur des sociétés contemporaines. Sur le premier point, la nécessité scientifique de construire son autonomie scientifique par la définition de faits sociaux irréductibles à tout autres faits (et notamment aux faits psychologiques et biologiques) (Durkheim, 1895), couplé au rejet de la sociobiologie réductionniste d’Edward O. Wilson (1975), ont contribué à rompre tout lien entre communautés scientifiques qui travaillent pourtant toutes sur des structures sociales et des comportements sociaux. Concernant le second point, sociologie comme anthropologie, souffrent aujourd’hui d’un « repli dans le présent » (Elias, 2003) qui les empêche de s’appuyer sur une large connaissance du passé des sociétés humaines (Testart, 2009). Cela n’a pas toujours été le cas, les grands fondateurs des sciences sociales (Durkheim, Weber et Marx) ayant su mobiliser une connaissance étendue de toutes les sociétés humaines connues par l’historiographie ou l’ethnographie. En combinant les forces respectives de nos disciplines, et en compensant leurs faiblesses par un processus de croisement mutuel de nos savoirs, nous pourrons, sur cette question centrale (altricialité secondaire et entraide), faire un pas vers une meilleure compréhension des caractéristiques propres à l’ensemble des sociétés humaines.

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