Intervenants

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 Bernard Lahire

Directeur de Recherche, CNRS, UMR 5283, Centre Max Weber Lyon

La face claire et la face sombre de l'altricialité secondaire : entre altruisme et domination

Le concept d’altricialité secondaire a été introduit dans les années 1950 par le zoologiste suisse Adolf Portmann (1956), à partir d’une comparaison interspécifique du développement ontogénétique, et mobilisé par la paléoanthropologie (Coqueugniot et Hublin 2005 ; Trevathan et Rosenberg 2016). Il désigne la grande prématurité du bébé humain particulièrement vulnérable, sa lente croissance extra-utérine dans des cadres socialement structurés, entraînant une longue période de dépendance de l’enfant à l’égard des adultes.

Cette altricialité secondaire se prolonge même au-delà de l’enfance par une altricialité tertiaire, voire permanente (Lahire 2023), liée d’une part à l’allongement de la période d’apprentissage dans des sociétés scolarisées nécessitant la transmission d’une culture accumulée toujours plus massive et sophistiquée, et d’autre part à la forte division du travail qui maintient l’ensemble des membres de ces sociétés dans une situation de dépendance permanente à l’égard des autres membres du groupe plus compétents qu’eux.

Par ailleurs, des chercheurs ont émis l’hypothèse selon laquelle le degré élevé de dépendance des nourrissons au cours des premières années de leur vie a conduit à une forme d’élevage communautaire ou coopératif (cooperative breeding) qui implique parents et allo-parents (Hrdy 2005 ; 2009). Et cette situation a favorisé le renforcement, puis l’extension à d’autres contextes que celui des rapports adultes-enfant, de dispositions à l’entraide ou à l’altruisme, qui distinguent les humains des autres primates (Van Schaik et Burkhart 2010).

Mais le fait de devoir consacrer du temps de nourrissage, de soin, de surveillance et de protection durant la longue période d’enfance a eu, en réalité, une double conséquence sociale. L’altricialité secondaire engendre, d’un côté, une poussée coopérative ou altruiste, qui constitue la face claire du phénomène ; et, de l’autre, une situation très marquée de dépendance-domination, qui en représente la face sombre. C’est ce que je me suis efforcé de souligner dans un récent ouvrage (Lahire 2023), qui montre qu’une grande partie des structures et du développement des sociétés humaines ne peut se comprendre qu’à partir de la situation d’altricialité secondaire et de la relation de domination-dépendance entre parents et enfants. En ce sens, on peut dire que l’enfance de l’Homme est la clé de compréhension d’une grande partie des structures fondamentales des sociétés humaines.

L’altricialité secondaire a instauré une relation de domination entre les parents et les enfants (Elias 2010), schème relationnel qui s’est diffusé dans l’ensemble du corps social : structurant les rapports entre les vieux et les jeunes (avec toutes les formes de gérontocratie), les aînés et les cadets (avec le droit d’aînesse), les majeurs et les mineurs, de même qu’entre les ancêtres disparus (ou les traditions qu’ils incarnent) et les vivants qui leur doivent le respect, entre l’antériorité (des choses, des personnes, des lignages, clans, etc.) et la postériorité, etc. Et cette matrice fondamentale a eu aussi des conséquences majeures d’un point de vue magico-religieux (avec le rapport de dépendance à l’égard d’esprits des ancêtres ou de la nature ou de divinités à qui l’on demande protection dans toutes les situations dangereuses de l’existence) et du point de vue des rapports hommes-femmes, les hommes étant souvent considérés comme des êtres majeurs, aînés, etc., par rapport à des femmes considérées comme des mineures, des cadettes, voire des enfants (Héritier 2010).

 

 

 

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 Hélène Coqueugniot

Directrice de Recherche CNRS & Directrice d'Etudes cumulante, EPHE-PSL, UMR 6034 Archéosciences-Bordeaux

L’émergence de l’altricialité secondaire au cours de l’évolution humaine : enquête paléoanthropologique

Les concepts d’altricialité et de précocialité ont été développés dès le début du 19ème siècle dans le champ de l’ornithologie par différents auteurs sous les termes latins d’altrices et de praecoces (Oken, 1816, 1821 ; Sundevall, 1835 ; Bonaparte, 1854 ; Owen, 1866). Le premier groupe se réfère aux espèces nidicoles dont les oisillons sont dépendants et nourris dans le nid par les parents pendant une certaine période, tandis que le second groupe concerne les espèces dont les poussins sont autonomes dès l’éclosion. En1866, Owen, puis Coues en 1870 ont étendu ces concepts aux mammifères, distinguant ceux qui « entrent dans le monde avec tous leurs sens » comme les jeunes des quadrupèdes à sabots ou des cétacés, de ceux « qui naissent faibles, sans défense, souvent aveugles et nus » comme les chatons, les chiots ou les rongeurs.

En avril 1941, le zoologiste suisse Adolf Portman a présenté une communication à la Société suisse de Zoologie posant un problème de biologie comparative : l’ontogénèse humaine comparée à celle des autres primates anthropoïdes. Les jeunes primates appartiennent au groupe des mammifères qu’il a appelés « Nestflüchter » ou nidifuges (équivalent sémantique des praecoces) tandis que les bébés humains, en raison de leur dépendance prolongée, seraient logiquement des «Nesthockers » ou nidicoles (altrices). Cependant, Portman a noté un paradoxe :  la croissance fœtale humaine est du type observé chez les mammifères nidifuges (les sens sont acquis à la naissance) tandis que la période postnatale de la première année de vie humaine est nidicole (acquisition tardive de la locomotion). De plus, le développement postnatal au cours de la première année de vie humaine se poursuit à un rythme intra-utérin, typique des mammifères nidifuges. Portmann a ainsi caractérisé cette singularité humaine avec le concept de « sekundären Nesthocker » qui s’est ensuite répandu sous le terme d’altricialité secondaire. Selon lui, la gestation humaine est anormalement courte par rapport aux autres mammifères (elle devraiten réalité durer 21 mois !) et la première année postnatale est une sorte de « printemps extra-utérin » (« extrauterine Frühjahr ») qui conditionne la spiritualité humaine (« geistige »).

Comprendre le moment de l’acquisition de cette altricialité secondaire est donc d’une importance capitale pour la paléoanthropologie afin d’estimer quand cette particularité développementale apparait au sein de la lignée des Hominines. Cette communication discutera de la validité des preuves fossiles existantes ou à venir concernant l’altricialité secondaire dans le genre Homo.  Elle peut s’interpréter, entre environ 1,8 millions d’années et 40 000 ans, à partir des restes juvéniles d’Homo erectus, des Néanderthaliens ou des premiers hommes modernes, en analysant leur rythme de développement somatique et locomoteur par rapport à celui des grands singes et des humains modernes. Elle peut également être évoquée, en examinant la possibilité de comportements sociaux altruistes envers des individus adolescents ou adultes, dont les restes fossilisés montrent des déficiences physiques, congénitales ou acquises qui les rendaient socialement dépendants, selon le nouveau concept de "bioarchéologie du soin".  Enfin, on peut l'inférer en analysant les preuves préhistoriques telles que les sépultures et l'art pariétal ou mobilier, matérialisant le développement d'une pensée symbolique à l'époque préhistorique qui s'aligne avec la notion de spiritualité humaine de Portmann, conséquence de l'altricialité secondaire.

 

 

 

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 Jean-Jacques Hublin

Professeur au Collège de France, Directeur du département d'Evolution Humaine de l'Institut Max-Planck d'Anthropologie évolutionniste, Leipzig 

 [à paraître]

 

 

 

 

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Michael Tomasello

Co-directeur de l'Institut Max Planck d'Anthropologie évolutionniste, Directeur du département de Psychologie développementale et comparative de l'Institut Max Planck, Leipzig

The Adaptive Origins of Uniquely Human Sociality

Les êtres humains possèdent des compétences sociocognitives et des motivations uniques, telles que l'attention conjointe, la communication coopérative et linguistique, la collaboration duale et l'apprentissage culturel. Il s'agit presque certainement d'adaptations à la vie socioculturelle particulièrement complexe de l’humain. L'hypothèse la plus répandue est que ces compétences et motivations uniques émergent dans la petite enfance et l'enfance humaine pour se préparer aux défis de la vie adulte, par exemple dans la recherche collaborative de nourriture. Dans cette communication, j’avance que l'émergence curieusement précoce de ces compétences dans la petite enfance - plus de dix ans avant qu'elles ne soient nécessaires à l'âge adulte - ainsi que d'autres éléments de preuve (par exemple, leur utilisation presque exclusive avec des adultes et non des pairs, les compétences sociocognitives à l'échelle des grands singes apparaissant plus tôt chez les humains que chez les premiers) suggèrent que ces compétences représentent des adaptations ontogénétiques aux défis socio-écologiques uniques (parmi les grands singes) auxquels les nourrissons humains sont confrontés en raison de leur dépendance à l'égard de plusieurs adultes dans le cadre d'un régime de reproduction et de soins aux enfants coopératifs.

 

 

 

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 Sarah Blaffer Hrdy

Professeur Emerite d'Anthropologie, Université de Californie à Davis, 

Selectively altricial babies and their role in the evolution of Homo sapiens

Aucun autre singe ne montre autant d'intérêt pour les intentions et les pensées des autres que les humains (Tomasello 2019). Et aucun autre singe ne se soucie autant de la conformation aux préférences d’autrui et du façonnement de ce que les autres pensent de lui.  Même s'ils restent impuissants et dépendent des autres pour leur locomotion et leur approvisionnement bien plus longtemps que les autres singes, les petits humains, par ailleurs altruistes, s'emploient précocement à lire et à répondre aux intentions et aux préférences des autres, occupés qu'ils sont à s'attirer leurs bonnes grâces. Ces jeunes sont émotionnellement très différents des autres singes, préadaptés pour devenir des adultes motivés par la coordination et la coopération avec les autres. Au fil des générations, les cerveaux sélectionnés pour les émotions liées à la considération d'autrui dans la petite enfance auraient préparé le terrain pour que les grands singes bipèdes de la lignée menant au genre Homo développent des niveaux sans précédent de coopération interindividuelle et de partage de la nourriture. Comme le soulignent Burkart et Tomasello (cette conférence), ce partage de nourriture aurait à son tour facilité la croissance et l'entretien des cerveaux encore plus grands et encore plus coûteux en énergie qui caractérisent l'Homo sapiens anatomiquement moderne. Mais bien avant l'émergence de ces cerveaux sapiens, les pressions de sélection darwiniennes parmi les grands singes se reproduisant coopérativement auraient favorisé les enfants les mieux adaptés à ce qui, pour les grands singes (mais pas pour les animaux en général), était un nouveau mode d'éducation des enfants (Hrdy et Burkart 2020). Pour survivre parmi ces grands singes qui se reproduisent coopérativement, les nourrissons auraient dû obtenir des soins et des provisions de la part d’alloparents comme de parents. Dans cette présentation, je cherche à intégrer de nouvelles informations issues de l'écologie comportementale, de la psychologie du développement et des neurosciences sociales afin de souligner le rôle que la petite enfance, une phase de la vie qui n'est généralement pas associée à une mentalisation de niveau « sapientiel » et à des évaluations sociales stratégiques, a joué dans l'évolution des cerveaux humains anatomiquement modernes, y compris le cortex préfrontal humain activé précocement et hautement intégré, si important pour traiter les informations sociales et décider de la manière d'y répondre.

 

 

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 Rayan Dequin

Doctorant en sociologie, UMR 5283, Centre Max Weber, Lyon

Formes élémentaires et formes développées de la rupture de soins parentaux

Chez les organismes pluricellulaires qui s’occupent de leur progéniture, les comportements parentaux ont un coût, l’espèce humaine se situant au sommet des dépenses énergétiques liées à la reproduction. Les soins parentaux se font souvent dans des conditions à risque : écologiques (conditions biotiques et abiotiques), liées à la prédation, ou dans des conditions sociales défavorables (harcèlement, enlèvement des enfants ou infanticide par des dominants). Assurer la survie de petits dépendants nécessite ainsi quantité d’attention et d’énergie. Dans les situations où la survie des parents ou d’une partie de leur progéniture est mise en péril, il n’est pas rare que les premiers aient recours à l’abandon ou à l’infanticide. Ces comportements se manifestent habituellement le plus tôt possible, avant que les parents n’aient trop « investi » dans leur progéniture, le timing dépendant de l’histoire de vie propre à chaque espèce.

Chez les humains, le langage articulé, la coopération importante (reproductive, productive, redistributive) et la culture cumulative (e.g. progrès technique, évolution sociale, etc.) qui sont, chez notre espèce, liées à l’altricialité secondaire, entraînent au fil du temps et de l’espace des variations très importantes des structures sociales.

Ainsi, au sein de notre espèce comme dans le reste du vivant, la rupture des soins parentaux peut être interprétée au travers d’une classification binaire : éviter un coût / tirer un profit. Ces formes élémentaires connaissent, en fonction des structures sociales, toute une gamme de conditions de manifestation : désastre écologique et économique, prestations matrimoniales trop coûteuses, division sexuelle du travail, besoin de ressources symboliques ou matérielles entraînant des sacrifices humains ou des ventes en esclavage. 

Nous verrons que lorsque les ressources matérielles et humaines sont en jeu, l’histoire de vie de notre espèce et les caractéristiques techniques et sociales des groupes humains contraignent la variation des schémas infanticidaires.

 

 

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 Judith Burkart

Directrice de recherche, Département d'Anthropologie évolutionniste de l'Université de Zurich, Evolutionary Cognition  Group, Zurich

A CB-first model of human altriciality, sociality, and brain size evolution

Malgré de nombreuses similitudes, plusieurs traits distinguent clairement les humains des autres grands singes, notamment l'altricialité secondaire, les gros cerveaux, le développement social précoce et les soins allomaternels étendus ou l'élevage coopératif (CB). Les travaux comparatifs menés au cours des dernières décennies ont considérablement fait progresser notre compréhension liens qui unissent ces caractéristiques. Dans cette contribution, nous passons en revue ces données et suggérons qu'une adoption précoce de soins allomaternels étendus au cours de l'évolution humaine, c'est-à-dire un modèle de reproduction coopérative, est celui qui tient le mieux compte des données disponibles.

Nous examinons tout d'abord le lien très étroit entre un cycle de vie lent et un cerveau de grande taille. Nous soutenons que le coût énergétique très élevé d'un cerveau de taille similaire à celui de l'homme a des implications majeures sur le cycle de vie, qui ne peut être maintenu que lorsqu'un système de reproduction coopératif est en place, faute de quoi la viabilité démographique ne peut être atteinte. Deuxièmement, ce système a dû être mis en place avant que notre altricialité secondaire évolue, en raison de contraintes énergétiques et/ou anatomiques qui ont contraint les mères humaines à donner naissance à des enfants n'ayant atteint qu'environ 25 % de la taille du cerveau adulte, à des immatures incapables de s'accrocher à leur mère et rendant cette dernière encore plus dépendante de leur aide, car leurs mains ne pouvaient pas être utilisées simultanément pour tenir le bébé et pour trouver suffisamment de nourriture pour elles-mêmes et pour leur coûteuse progéniture. Troisièmement, notre sevrage exceptionnellement précoce par rapport aux grands singes, en contradiction avec notre développement globalement plus lent, n'a pu évoluer que lorsque le partage extensif de la nourriture avec la progéniture, associé au CB, était en place.

Nous nous penchons ensuite sur la vieille idée selon laquelle c'est en particulier la période passée hors de l'utérus au cours de la première année de vie qui joue un rôle crucial dans le développement sociocognitif précoce, parce que le cerveau en pleine croissance reçoit davantage d'apports sociaux. Nous remettons en question cette idée en nous basant sur des données relatives à des bébés prématurés en bonne santé qui grandissent dans des environnements familiaux intacts : bien qu'ils disposent de plusieurs semaines d'apports sociaux supplémentaires, leurs résultats sociocognitifs à 3 et 6 mois ne sont pas supérieurs à ceux des enfants témoins nés à terme ou tardivement ; en fait, ils sont plutôt moins bons. Nous proposons donc de ne plus nous concentrer sur les marqueurs ponctuels de l'altricialité, tels que le pourcentage de la taille du cerveau disponible à la naissance, mais sur le rythme neurodéveloppemental des trajectoires de croissance et de différenciation du cerveau par rapport à un ensemble plus large de marqueurs du développement. En adoptant cette perspective pour les humains et les ouistitis, nous sommes en mesure de souligner comment les événements critiques de la vie, y compris ceux propres aux espèces à reproduction coopérative (par exemple, le passage du statut de bénéficiaire à celui de fournisseur d'aide), se produisent pendant les périodes clés de la différenciation cérébrale et contribuent ainsi à expliquer le phénotype prosocial caractéristique des humains et des ouistitis. Enfin, nous terminons en soulignant les nouvelles approches qui permettront de tester davantage le modèle CB-first.

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